Élections européennes 2024 : L’Europe des jeunes, L’Europe des quartiers populaires ? | Dans l’oeil de L’Ascenseur #6
« L’Europe doit se doter de projets parlant à la jeunesse », déclare l’ancien chef d’État François Hollande au sein d’une interview dans Ouest-France en avril dernier. Si l’on veut que la nouvelle génération, dans toute sa pluralité, s’engage dans ce processus démocratique, il faut l’inclure, la comprendre et surtout lui en donner les moyens. Pour reprendre les mots de Laure Niclot, Présidente de l’association Les Jeunes Européens France : “il est nécessaire de renforcer les mécanismes qui donnent des moyens d’action à la société civile, pour assurer un empowerment des jeunes.”
À la veille des élections européennes qui se tiendront du 6 au 9 juin prochain, le contexte social et politique du Vieux Continent est instable : l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 ébranle l’ordre établi, la montée de l’extrême droite dans plusieurs pays répand toujours un peu plus le nationalisme et le Brexit de 2021 n’est pas sans conséquences. À cela s’ajoutent des problématiques urgentes et transversales, comme la crise environnementale et climatique, la question migratoire ou encore la lutte contre les inégalités sociales et la protection des droits et des libertés.
Face à ce tableau sombre, ou du moins complexe, la nouvelle génération semble être la planche de salut, le (seul) moteur du changement. Certains acteurs engagés en faveur d’une vision nouvelle de la construction européenne l’ont bien compris et œuvrent à sensibiliser les jeunes sur la question. Mais comment les mobiliser, lorsque 62% d’entre-eux se sont abstenus de voter lors des précédentes élections européennes de 2019 ?
De quelles manières se projette la jeunesse dans l’Europe au regard de ces problématiques ? Si cette question semble primordiale, qu’en est-il des jeunes des quartiers fragiles ? L’ambition d’engager la nouvelle génération dans ce processus démocratique doit absolument inclure les classes populaires : penser une Europe unie dans la diversité sans les premiers concernés relève d’une immense absurdité.
Laure NICLOT, Présidente des Les Jeunes Européens – France, une association d’éducation populaire sur les questions européennes, maîtrise parfaitement le sujet. Cette association a pour objectif de faire vivre le débat auprès des jeunes et légitimer leur parole, à travers des actions pédagogiques dans des milieux scolaires et extrascolaires, un média collaboratif Le Taurillon qui lutte contre les fake news, ou encore des réflexions et propositions très concrètes grâce à une commission politique ou au réseau du ville du label “ville européenne”.
Pour porter un projet et le défendre, quel qu’il soit, il faut s’en prévaloir, s’y reconnaître, en puiser un sens profond. En d’autres termes, il est nécessaire de partager avec les autres une même réalité et des objectifs similaires. Le sentiment d’appartenance est essentiel si ce n’est sine qua non à l’engagement.
Au cours des trois dernières années, une nette progression du sentiment d’appartenance à L’Europe est observable : 60 % des 18-30 ans se considèrent comme des citoyens européens, 3 points de plus par rapport aux élections de 2019. Plus encore, 81% des moins de 25 ans se disent favorables au projet européen.
L’Europe a-t-elle (enfin) la cote ? Selon Laure Niclot, cela résulte en partie d’une réaction aux troubles politiques actuels : “l’aspect tangible de ce qu’est la menace russe et la possibilité d’entrer en guerre rend les problématiques et l’engagement différents”. Pourtant, un réel décalage s’opère entre le regard positif des jeunes et leur abstention face aux scrutins : seuls 30% des 18-24 ans sont certains de se rendre aux urnes les 6 et 9 juin prochain. C’est d’ailleurs la tranche d’âge qui émet le plus de réticences sur l’envie de voter.
Attention, l’abstention ne rime pas inévitablement avec désengagement. Et pour preuve, selon un sondage BVA réalisé pour l’Institut de l’Engagement, 55% des jeunes se disent engagés, et cela, d’une manière qui peut différer du bulletin de vote : donner son avis auprès de ses proches, exprimer son point de vue sur les réseaux sociaux, ou boycotter une marque deviennent aujourd’hui les modes d’actions privilégiés des jeunes adultes.
Comment transformer l’essai et les encourager à traduire leurs idéaux dans les urnes ?
Nombre d’entre-eux prennent part au débat sur des sujets sociaux et sociétaux variés : l’égalité homme-femme et les violences sexistes et sexuelles arrivent en tête suivis de très près par le bien-être animal et la question climatique. Ces thématiques transversales peuvent être une véritable porte d’entrée vers l’engagement européen, comme le souligne Laure Niclot :
“En 2019 par exemple, il y a eu un regain d’intérêt du vote avec les marches climat. Les associations s’étaient mobilisées pour dire de se rendre aux urnes et pour montrer que l’Europe agit concrètement sur ces sujets.”
Si les jeunes semblent s’engager, on pourrait leur reprocher de ne “pas vouloir” aller voter. Cependant, faire peser toute la responsabilité de l’abstention sur la jeunesse serait une grave erreur. En effet, il est impossible de parler de l’implication des jeunes dans le projet européen sans mentionner la scission qui s’opère entre les différentes jeunesses. L’asymétrie d’informations entre les plus aisés et les classes moyennes ou défavorisées s’avère être un facteur déterminant à leur engagement européen. Un lien très clair s’établit en fonction du niveau de diplôme et de revenu si l’on se réfère au baromètre de la DJEPVA publié en 2022 :
“Les jeunes confiants dans leur avenir, aisés, titulaires d’un bac ou d’un diplôme du supérieur ou étudiants sont les plus prompts à associer à l’Union européenne des évocations positives. À l’inverse, les perceptions négatives sont particulièrement présentes chez les jeunes peu ou pas diplômés”.
Le niveau de diplôme pèse donc lourd sur le soutien aux politiques européennes. C’est d’ailleurs tout l’enjeu des associations selon Laure Niclot, celui de montrer que les décisions prises par le Parlement impactent la vie de toutes et tous, en dépit de leur classe sociale : « nous travaillons avec les missions locales et les milieux ruraux, qui souffrent d’un manque de visibilité sur les opportunités européennes, à l’image d’ERASMUS qui ne se limite pas qu’aux étudiants, d’autres publics peuvent être concernés. Ces dispositifs doivent être connus, car ils donnent à vivre l’Europe de manière concrète, au-delà des législations.»
L’asymétrie d’informations entre les milieux sociaux se traduit par une méconnaissance de certaines des institutions, amplifiée par un manque de représentativité qui peut, sans aucun doute, mener à un sentiment de défiance. Ce constat est d’autant plus marqué chez la jeunesse des quartiers populaires, fragiles ou isolés en milieu rural. Quant à l’abstentionnisme, il s’explique : aux dernières élections européennes de 2019, il faisait avant tout état d’un rapport distant à la politique sans oublier que certains ont la sensation que le vote n’a pas de conséquence. Répondre à ce déficit d’information est l’une des principales raisons d’être des Jeunes Européens France.
S’ils ne sont pas inclus dans les débats, les jeunes resteront en marge des instances européennes et, par conséquent, du vote. Certains accusent les jeunes issus de QPV, dont l’accès à l’information est moins évident, de tourner le dos aux élections. Peut-être qu’il serait intéressant d’inverser la tendance : peut-être que ce sont en réalité les institutions qui excluent une partie de la jeunesse, en l’occurrence la moins favorisée. À regret, Laure Niclot admet : “au sein de l’association, nous n’avons que des profils très diplômés. Il y a un vrai sujet sur la diversité des personnes que l’on accueille, qui sont bénévoles, et qui vont ensuite parler à des publics plus éloignés des questions européennes. La dimension de pairs devient alors un enjeu central : seule la jeunesse reste un point commun “.
Comment se reconnaître et s’identifier à des décideurs politiques qui ne nous ressemblent pas ou peu ? Comment imaginer que ces représentants pourront porter des projets concrets à l’égard des classes populaires s’ils n’en font pas partie ?
49% des 18-24 ans considèrent que les listes ne représentent pas leur opinion (enquête Ipsos 2024). Ce manque d’incarnation ne date pas d’hier. La tribune “Une Europe avec les quartiers populaires” publiée cette année dans Libération rappelle le clivage social et économique qui s’est créé lors du référendum sur la Constitution de l’Union européenne de 2005 : “la fracture n’était plus partisane, mais sociale : 80 % des ouvriers s’opposaient à un projet qui recevait l’approbation des élites financières et culturelles.”
Pour ces jeunes issus de milieux dont la voix ne semble pas compter, un sentiment de défiance peut même s’instaurer. Selon la Fondation Jean-Jaurès, 65 % des bac + 5 affirment avoir confiance dans l’Union européenne, contre 36 % des ouvriers. Les efforts de l’Union Européenne et de la société civile pour intégrer la jeunesse dans les processus décisionnels ne semblent pas payer.
Il faut donc aller (encore) plus loin : informer, inclure, donner la parole et offrir ce sentiment de légitimité. Le vote et plus largement le projet Européen n’est pas celui des élites mais bien l’affaire de tous. C’est en ce sens que le Ministère de la Jeunesse en collaboration avec l’UE ont porté le projet “L’Année européenne de la jeunesse” en 2022, une occasion pour la jeunesse européenne de faire entendre sa voix pour construire un avenir plus écologique, plus inclusif et plus numérique. Plus de 13 000 activités ont été organisées dans 67 pays : comment aller plus loin pour représenter davantage la parole des publics éloignés ?
Certains dispositifs sont mis en place, à l’image du dialogue structuré Provox, qui réunit des décideurs politiques et des jeunes pour réfléchir à l’élaboration de politiques publiques. “Il y a eu une conférence sur l’avenir de l’Europe, qui a inclus des jeunes issus de quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) dans les débats.” rappelle Laure Niclot.
L’inclusion et la représentation doivent se jouer également à l’échelle nationale, pour chaque pays membre de l’UE. L’appel à projet annuel Explore Europe donne le cap : cette initiative finance des projets permettant aux jeunes des QPV âgés de 16 à 25 ans de partir en séjour en France et dans les autres pays membres de l’Union Européenne. Appartenir à l’Union Européenne, c’est aussi voyager, visiter, découvrir et rencontrer ceux qui la composent. En effet, il est impossible de s’investir dans quelque chose qui paraît éloigné, invisible ou inconnu.
Un des rôles de la société civile, des institutions publiques, celui des fondations, et pourquoi pas des entreprises est d’informer, créer le dialogue, engendrer le débat, faire circuler l’information en ce qui concerne l’Union Européenne, ses missions, ses enjeux et ses priorités. Laure Niclot conclut ainsi : “Nous allons élire 81 députés qui vont provoquer le changement. Le Parlement a un réel impact sur des politiques qui nous touchent. Il faut exprimer sa voix, et se sentir légitime.”
Personne ne doit être mis au ban du processus démocratique européen et encore moins ceux et celles qui constituent l’Europe de demain.
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